L’exercice du pouvoir régalien face aux règles européennes

Comment articuler l’exercice du pouvoir régalien avec les obligations européennes ? C’est sur cette question soulevée par de récentes interprétations de la Cour de justice de l’Union européenne que se sont penchées la commission des affaires européennes et la commission des Lois à l’occasion d’une table ronde.

Deux cas d’actualité interrogent la compatibilité de nos règles nationales et européennes :

  • la question de la conservation des données de connexion qui figure dans le projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement ;
  • et celle d’une éventuelle reconnaissance de l’applicabilité de la directive sur le temps de travail aux militaires.

Alors comment concilier l’exercice des pouvoirs régaliens, comme ceux qui relèvent des méthodes de renseignement ou de l’organisation de nos forces armées, avec certaines règles du droit de l’Union européenne, comme celles relatives à la protection des données, au commerce électronique ou au temps de travail ?

La conservation des données de connexion

Alors que notre pays actualise la législation en matière de renseignement et de prévention du terrorisme, les arrêts rendus par la Cour de justice de l’UE le 6 octobre dernier, dans le dossier la Quadrature du net, ont eu un effet de big bang.

Selon ces arrêts, la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, c’est-à-dire de toutes les données des Français pour une période limitée, bien sûr, porte par elle-même atteinte à la vie privée et à la liberté d’expression, quelles que soient les garanties qui entourent l’accès par les autorités publiques à ces données.

Face à cette décision qui aurait pu conduire à l’interdiction de la conservation massive et indifférenciée des données, le Conseil d’Etat a affirmé la primauté de la Constitution sur le droit européen.

Dans une décision du 21 avril 2021, le Conseil d’Etat considère que, « tout en consacrant l’existence d’un ordre juridique de l’Union européenne intégré à l’ordre juridique interne, […] l’article 88-1 confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier. Il appartient au juge administratif, s’il y a lieu, de retenir de l’interprétation que la Cour de justice de l’Union européenne a donné des obligations résultant du droit de l’Union la lecture la plus conforme aux exigences constitutionnelles autres que celles qui découlent de l’article 88-1, dans la mesure où les énonciations des arrêts de la Cour le permettent. Dans le cas où l’application d’une directive ou d’un règlement européen, tel qu’interprété par la Cour de justice de l’Union européenne, aurait pour effet de priver de garanties effectives l’une de ces exigences constitutionnelles, qui ne bénéficierait pas, en droit de l’Union, d’une protection équivalente, le juge administratif, saisi d’un moyen en ce sens, doit l’écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l’exige »

Temps de travail des militaires : chronologie d’une délibération

La Cour de justice de l’UE a en effet délibéré sur l’application de la directive n°2003/88 dite « temps de travail » aux membres des forces armées.

Pour rappel, cette directive propose une définition de la notion de travailleur et prévoit notamment des garanties
minimales dans l’organisation du temps de travail telles qu’une durée de travail n’excédant pas 48 heures ou encore un repos hebdomadaire de 24 heures sans interruption pour chaque période de 7 jours outre 11 heures de repos consécutifs par période de 24 heures. Jusqu’ici, la directive avait questionné son application aux policiers ou aux pompiers professionnels mais son application à nos militaires n’avait pas encore été évoquée.

Or, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) été saisie par la Cour suprême de la République Slovène afin de solliciter des éclaircissements quant au champ d’application de la directive 2003/88 relative au temps de travail et plus particulièrement si elle serait ou non applicable aux militaires.

Dans cette affaire, un militaire de nationalité slovène a porté une affaire devant les juridictions de son pays considérant que les astreintes auxquelles il était soumis régulièrement constituaient un temps de travail effectif devant lui être payé et soulève également la question du temps de travail tel que défini dans la directive.

Dans ses conclusions présentées le 28 janvier 2021, M. Henrik Saugmandsgaard Øe, l’un des avocats généraux de la Cour de justice de l’Union européenne a invité cette juridiction à considérer que les militaires relèvent, en principe, du champ d’application de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 dite “temps de travail”.

Il suggère donc aux juges européens d’imposer à nos armées un temps de travail hebdomadaire limité, des pauses lorsque le temps de travail est supérieur à six heures, ou encore des périodes minimales de repos journalier et hebdomadaire. Les militaires ne se verraient affranchis que par épisodes de ce régime juridique, dans l’exercice de leurs « activités spécifiques » (entraînement, engagement opérationnel et autres activités définies par l’État membre).

Faut-il appliquer la directive temps de travail aux militaires ?

S’agissant de la directive relative au temps de travail, la France ne l’a pas transposée aux forces armées, considérant notamment qu’elle ne s’appliquait pas aux militaires du fait des stipulations du droit primaire et que l’Union ne disposait pas de compétences en la matière.

La directive Temps de travail repose sur une gestion individuelle du temps de travail qui est incompatible avec l’organisation des forces armées, qui est nécessairement collective.

Cette perspective d’envisager une limitation du temps de travail des militaires inquiète l’armée française laquelle rappelle le principe de disponibilité et juge ces règles européennes inapplicables, et pas seulement en opérations.

Une décision attendue le 15 juillet

Les conclusions de l’avocat général seront-elles suivies ? Ce dernier a proposé de distinguer ce qu’il appelle les activités dites « ordinaires » des activités dites « de haute valeur ajoutée » ou spécifiquement militaires des forces armées. L’armée française a fait valoir que dans le cas d’une armée entièrement professionnalisée comme l’armée française, cette distinction n’avait pas de sens.

La Cour de Justice de l’Union Européenne rendra son arrêt le 15 juillet.

Les modalités de temps de travail d’un militaire ne relèvent pas, selon moi, de questions sociales ; il s’agit d’une question de défense. Les conclusions de l’avocat général ont été très perturbantes et notre pays attend avec beaucoup d’inquiétude cet arrêt du 15 juillet prochain qui peut toucher à l’essentiel : la singularité de l’état militaire, de la mission du soldat.

Philippe Bonnecarrère