Situation politique en Suède

Le continent européen n’avait vraiment pas besoin d’une cinquième vague de l’épidémie de Covid-19 qui vient bousculer une situation politique et économique déjà critique. Les États membres de l’Union européenne et, plus globalement, l’ensemble des pays de la zone traversent une des crises les plus graves depuis 1989 et la chute du Mur de Berlin. Les pays scandinaves, souvent donnés en exemple, ne sont pas épargnés. C’est notamment le cas en Suède où aucune majorité parlementaire stable n’arrive à s’installer depuis plusieurs années.

Un système politique usé

Rien ne va plus en Suède. Le royaume scandinave ne ressemble plus au modèle auquel on l’identifiait au XXe siècle : montée des inégalités, multiplication des violences et de la xénophobie, méfiance vis-à-vis de l’Europe. Pourtant il ne faut pas oublier que ce pays a déjà connu la violence politique : un Premier Ministre, Olaf Palme, a été assassiné en 1985, et une ministre des Affaires étrangères, Anna Lindh, sans protection rapprochée, a été poignardée en faisant ses courses en 2003. L’État-providence, institué depuis la Convention de Saltsjobaden, en 1938, a montré progressivement ses limites. La droite conservatrice ou libérale, le centre agrarien ont tenté tour à tour d’y remédier, sans grand succès. Les alternances se sont succédé mais le pays, très ouvert, n’a pu éviter d’être confronté aux problèmes liés à l’immigration récente et, avec eux, à l’émergence, ou plutôt au retour, d’un courant politique d’extrême droite.

Il faut lever un coin du voile qui couvre depuis longtemps l’histoire suédoise. Le souverain Gustav V et les gouvernements sociaux-démocrates avaient passé des compromis peu glorieux avec le Troisième Reich. Stockholm fit même pire en laissant des volontaires suédois s’engager aux côtés des Finlandais pour combattre l’Armée rouge. En outre, en application des lois eugénistes de 1935 et 1941, adoptées à l’unanimité par le Riksdag, le Parlement monocaméral du royaume de Suède, et visant à préserver une prétendue « pureté de la race nordique », plus de 60.000 stérilisations forcées ont été pratiquées dans le pays entre 1935 et 1975.

Il existait donc déjà une certaine tradition d’extrême droite dans le pays. D’élections en élections, cette dernière a progressé jusqu’à devenir une force politique incontournable. Afin d’éviter sa possible participation au sein d’une coalition gouvernementale, les partis suédois traditionnels ont dû, bien qu’éloignés sur le plan idéologique, consentir à des compromis et des rapprochements peu ordinaires.

Déjà en 2014, après huit ans de gouvernement de droite autour du conservateur libéral Fredrik Reinfeldt, la Suède avait montré ses fêlures. La gauche, omniprésente entre 1936 et 1976, s’était divisée, comme en France. Aux élections législatives de 2014, le Parti social-démocrate (31,2 %) devait partager le pouvoir avec les Verts (6,8 %) et le Parti socialiste de Gauche (5,7 %).Au total, avec 43,7 % des voix et 158 députés sur 349, la gauche suédoise prouvait qu’elle restait prépondérante mais ne pouvait plus prétendre à la suprématie politique en Suède. La droite, avec 39,3 %, demeurait la seconde force du pays mais se montrait incapable à longue échéance d’incarner une alternative. De plus, elle aussi était divisée : les conservateurs, jadis pestiférés à droite, prédominaient avec 23,2 % ; les centristes qui avaient assuré la première relève à la gauche, n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes (6,1 %) ; les libéraux (5,4 %) et les démocrates-chrétiens, une force luthérienne (4,6 %), complétaient le dispositif de droite.

Mais, fait très important, l’extrême droite au nom original, “Démocrates Suédois”, avait démontré, avec 12,9 %, qu’elle comptait désormais dans le paysage politique. Surtout, avec 49 députés sur 349, elle devenait incontournable dans une équation simple : une majorité absolue à 175 députés, une gauche à 158, une droite à 142. La Suède entrait dans l’ère des gouvernements minoritaires.

Ce n’était pas la première fois. En 1973, Olaf Palme et les sociaux-démocrates avaient obtenu 175 députés, la droite également. Le doyen du Riksdag, social-démocrate, était devenu Président de cette Assemblée et il disposait donc de la fameuse voix prépondérante attachée à sa fonction. Cela permit à la Suède d’être gouvernée tant bien que mal. Depuis, le nombre de députés au Riksdag a été réduit d’un siège afin de permettre l’émergence d’une majorité claire grâce à un chiffre impair.

Stefan Löfven, un ouvrier métallurgiste devenu syndicaliste, avait formé un gouvernement minoritaire de gauche qui n’a survécu qu’avec le consentement de la droite. En Suède, le cloisonnement entre droite et extrême droite était jusqu’alors le plus hermétique d’Europe. Cela signifie qu’en 2014, le pays a été gouverné sans majorité au Parlement et avec la crainte, sans cesse renouvelée, de voir tomber le Cabinet. Cette fragilité était à la fois une force et une faiblesse, une force car la possibilité d’un renversement freinait les tentations ; une faiblesse, car l’équipe en place au pouvoir était paralysée.

Rupture du cordon sanitaire à droite et compromis à gauche

En 2018, les élections législatives n’ont fait qu’aggraver les problèmes. Premier constat et le plus parlant, l’extrême droite progressait de 4,7 % ce qui lui donnait 14 députés supplémentaires. Avec 63 députés “Démocrates suédois”, elle empêchait toute majorité stable au Parlement. Deuxième constat, le parti social-démocrate en obtenant, comme en France et en Allemagne, le plus mauvais résultat de son histoire, 28,4 %, marquait le pas et n’avait plus que 101 députés. Pour le parti de Tage Erlander et Olaf Palme, un parti porté aux nues dans les années 60 et 70 par une partie de la classe politique française, par L’Express notamment, descendre en dessous de 30 % était un échec.

Ainsi, il y a trois ans, l’ensemble du bloc de gauche, avec 40,6 % et 144 députés, perdait 3,1 % des voix et 14 sièges, ce qui était important. Au sein de cette gauche, les Verts, malgré la canicule de l’été suédois de 2018, avaient perdu un tiers de leurs électeurs avec 4,3 % au lieu de 6,8 % et 15 députés au lieu de 25. Quant au Parti socialiste de gauche, il était le seul à progresser avec 7,9 % (+ 2,2 %) et 28 députés (+ 7).   

Avec cette nouvelle configuration, la gauche n’avait pu devancer la droite que de justesse. Cette dernière avait en effet obtenu 40,3 % et 143 sièges.

C’est alors qu’un événement extraordinaire s’est déroulé sur le plan politique dans l’indifférence générale en Europe. Après l’Autriche, la Suède a rompu le “cordon sanitaire” avec l’extrême droite. Dès la rentrée parlementaire, les quatre partis de droite (conservateurs, libéraux, centristes et démocrates-chrétiens) ont mêlé leurs voix à celles de l’extrême droite pour adopter, pour la première fois depuis l’après-guerre, une motion de censure renversant Stefan Löfven, le Premier Ministre.

Depuis la révision constitutionnelle de 1974, ce n’est plus le roi de Suède qui désigne le chef du gouvernement mais le président de l’Assemblée nationale. L’adoption de la motion de censure écartait de fait Stefan Löfven de la désignation et ouvrait la voie au Parti conservateur, parti majoritaire au sein de la minorité de droite. Le Président Ulf Kristersson, artisan de la censure, échoua à former un gouvernement mais, à sa manière, il indiquait la volonté de la droite “royale” de briser un tabou. Une femme, Annie Lööf, une libérale de 35 ans, présidente du Parti du centre, tenta sa chance sans réussite. L’extrême droite refusa dans ces deux cas de figure de laisser une chance à un gouvernement de centre droit minoritaire.

Le président du Parlement utilisa alors une formule originale prévue par les textes : investir le Premier Ministre sortant, en droit toujours chef du gouvernement, pour un nouveau mandat. Une majorité absolue de 200 voix sur 349 mit fin à la tentative. Stefan Löfven dut recourir à une solution bancale : une coalition sociale-démocrate et verte avec un soutien centriste et libéral. Au prix, bien sûr, d’un reniement du programme de la gauche : assouplissement du droit du travail, libéralisation du marché du logement et diminution de la fiscalité.

La situation était donc, dès le départ, extraordinairement instable. Stefan Löfven poursuivit sa tâche péniblement, bien aidé, il faut le dire, par l’épidémie de Covid-19 qui a anesthésié un temps, comme dans d’autres pays européens, le débat politique en le faisant passer au second plan dans les préoccupations des populations. Mais avec l’accalmie épidémique, au début du printemps 2021, la situation se détériora. N’oublions pas qu’il avait été investi avec 115 voix pour, 153 voix contre et 77 abstentions. Curiosité du droit constitutionnel suédois, une majorité absolue de 175 voix contre est nécessaire pour empêcher de gouverner. Elle n’était pas atteinte mais le nouveau gouvernement était faible, l’instabilité latente.

L’ultime crise

C’est la crise du logement, une bombe à retardement, qui a provoqué la crise. La politique du logement est un pilier de la politique sociale-démocrate suédoise depuis 80 ans. Il existe en Suède une “propriété du bail locatif” instituant dans les faits le droit au maintien dans les lieux.

Cette disposition, très favorable au locataire, a longtemps paralysé la construction et saturé complètement le marché locatif. L’accord de janvier 2019 avait prévu des loyers libres pour les nouvelles constructions afin de relancer le marché : une coalition inédite regroupant conservateurs (70 députés), extrême-droite (63 députés), Parti socialiste de gauche (28 députés), Parti chrétien-démocrate (23 députés) renversa le gouvernement régulièrement investi par 181 voix (3 députés démocrates-chrétiens se sont abstenus), une autre première dans l’histoire politique suédoise.

Le Premier Ministre avait pourtant tenté, in extremis, une négociation avec les organisations de bailleurs. Mais il reçut une fin de non-recevoir. Il avait selon la Loi fondamentale, sept jours pour provoquer des élections législatives ou se retirer. Il tenta alors, à contrecœur, un replâtrage avec le Parti socialiste de gauche, en retirant son projet.

Stefan Löfven, ce syndicaliste de 64 ans, a pensé alors que l’heure de la retraite avait sonné pour lui : le 24 août 2021, il annonça son intention de quitter la présidence du Parti social-démocrate lors de son prochain Congrès convoqué en novembre. Cette déclaration ouvrait la voie à une démission librement consentie de son poste de Premier Ministre. Cinq semaines plus tard, le Comité directeur annonça sa décision unanime de présenter à la présidence du parti la candidature de Magdalena Andersson, actuelle ministre des Finances, âgée de 54 ans. Cette nomination étant entérinée par le Congrès du parti, Stefan Löfven présenta sa démission le 10 novembre dernier.

Un accord avait été trouvé avec les Verts sur des mesures de protection du littoral et de préservation des forêts. Le Président du Parlement avait, de ce fait, pu désigner la ministre des Finances qui devait, le même jour, le 24 novembre dernier, présenter le budget.

Mercredi dernier donc, une situation ubuesque s’est produite au Parlement suédois. Le matin, forte d’un accord, conclu dans la nuit avec le Parti socialiste de gauche, qui prévoyait une augmentation conséquente des retraites de 700 000 Suédois, les plus modestes, Magdalena Andersson se présentait à l’élection. Seuls les sociaux-démocrates avec leurs 63 députés, les Verts avec 19 députés et un parlementaire indépendant, soit 83 suffrages, ont élu la candidate. Il fallait 175 voix pour s’opposer à l’élection, il n’y en eut que 174 et 91 abstentions. Mais cela augurait mal de la suite des événements. Le vote du budget intervenait à 10 mois des prochaines élections législatives de septembre 2022. A la surprise générale, le gouvernement n’ayant pas seul en matière budgétaire l’initiative législative, un autre projet de loi de Finances fut adopté par les conservateurs, les démocrates-chrétiens et l’extrême droite des Démocrates suédois, soit avec 156 voix, démontrant ainsi qu’une majorité relative de droite et d’extrême droite au Parlement, un Bloc conservateur pouvait se constiruer.

Il faut bien comprendre que les Démocrates suédois sont proches d’un néofascisme et ouvertement xénophobes, et que les démocrates-chrétiens n’ont rien à voir avec ce que recouvre généralement cette étiquette. Ces derniers sont des luthériens très conservateurs sur le plan sociétal, à la limite de la xénophobie. Un vote du budget avec l’appui de l’extrême droite était une autre première en Suède. Sur un total de 74 milliards de couronnes, les estimations portent généralement sur un différentiel de dépenses de 10 milliards.

La nouvelle Première Ministre était prête à prendre ses fonctions et à exécuter le budget voté par la droite. Une compromission de trop pour les Verts qui se retirèrent immédiatement du gouvernement. Magdalena Andersson, élu le matin se retirait le soir même. Elle n’avait pas eu le temps de former une équipe ministérielle. Dans ses conditions, Stefan Löfven, à son corps défendant, reste donc Premier Ministre en exercice, n’ayant pas formellement transmis ses pouvoirs.

La Suède vit donc des heures difficiles : Magdalena Andersson propose de diriger un gouvernement social-démocrate minoritaire soutenu par les Verts et les Centristes sans participation. La combinaison ne réunirait que 146 députés sur 349 et a peu de chances de s’imposer d’autant plus que la loi de Finances adoptée impose une baisse des taxes sur les carburants qui hérisse les Verts.

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Une évidence s’impose : la Suède est ingouvernable et il est possible que de nouvelles élections aient lieu bientôt. Le Bloc national, ou Bloc conservateur, en admettant la normalisation de l’extrême droite, réunit 156 voix. Les Libéraux détiennent la clef de l’issue de la crise, en joignant leurs 19 députés pour former de justesse une majorité constitutionnelle de 175, avec pour eux le risque de le payer dans les urnes plus tard. Les fêtes de fin d’année arrivent, seule la famille royale de Suède incarne encore pour l’heure une forme de stabilité.